Marie Trautmann naît à Steinseltz, petit village d’Alsace proche de Wissembourg, le 17 août 1846. Très tôt elle manifeste une attirance pour la musique. Fascinée par le jeu des tziganes de passage aux belles saisons, elle les suit partout déclarant un jour à ses parents qu’elle rejoindrait ces bohémiens si on ne lui achetait pas immédiatement une musique
. A dix ans elle entend le son d’un piano et déclare : Ah, cette chose chante, il me faut cette chose, je la veux donnez la moi
. Ses parents cédent, et son piano arrive sur un char tiré par un cheval.
Marie prend ses premiers cours avec l’instituteur du village voisin.
Ses progrès sont rapides et elle continue sa formation avec le professeur Hamma, à Stuttgart. En 1862, elle entre au conservatoire de Paris dans la classe de Henri Herz et en ressort quatre mois plus tard avec un premier prix.
En 1866, elle se marie à l’âge de vingt ans, avec Alfred Jaëll, pianiste renommé à son époque, ami de Brahms et Liszt. Marie et Alfred Jaëll s’installent à Paris et participent largement au mouvement musical de la Capitale . Ils y donnent de nombreux concerts tout en continuant leurs tournées à travers l’Europe.
Alfred Jaëll était réputé pour son jeu plein de finesse, inimitable dans l’exécution des œuvres de Chopin. Il joue à Paris en 1874 en première audition le concerto de Schumann sous la direction de Colonne. Marie Jaëll avait au contraire un jeu puissant, viril et impétueux. Elle est la première à jouer les trentes deux sonates de Beethoven à Paris ainsi que l’intégrale des œuvres pour piano de Schumann. En 1891 et 1892 elle interprète toute l’œuvre pianistique de Liszt.
Concertiste célèbre, Marie Jaëll aborde également la composition avec César Franck et Camille Saint-Saëns. Elle est une des première femmes à entrer à la Société des Compositeurs, avec le soutien de Gabriel Fauré et Camille Saint-Saëns. Ses premières compositions sont éditées en 1871. Liszt apprécie ses œuvres et la soutient. Il joue même avec Saint-Saëns les valses à 4 mains et déclare à Marie : s’il y avait un nom d’homme sur vos partitions elles seraient sur tous les pupitres d’europe !
Il écrit encore : J’ai lu avec une attention passionnée les méditations, les Impromptus, les petits morceaux et la Grande Sonate de Madame Jaëll. Elles surabondent en nouveautés et hardiesses que je n’ose critiquer, mais que j’apprécierai plus encore quand j’aurai le plaisir de les entendre jouer par leur vaillant, subtil, et ambitieux compositeur.
Marie Jaëll écrit également pour le chant, la musique de chambre et les formations chorales et symphoniques.
En 1882, Alfred Jaëll décède et Marie se retrouve seule à 36 ans. Liszt l’invite alors à Weimar et, chaque année, elle va passer quelques mois auprès de lui.
Elle observe avec attention le jeu de Liszt qui la fascine et écrit abondamment dans son journal ses réflexions sur les liens qui unissent l’art à l’interprète.
Ses interrogations sur l’esthétique musicale se font de plus en plus profondes. A la mort de Liszt , Marie Jaëll va consacrer alors l’essentiel de son temps à l’analyse du toucher musical et à la réforme de l‘enseignement pianistique. Elle se retire du monde, ne donne plus de concerts et refuse même une classe de piano au conservatoire de Paris. Elle ne voit presque plus personne et travaille avec passion sur ses recherches avec quelques élèves. Elle publie plusieurs livres. Le premier , la musique et la psychophysiologie (1897), est traduit en allemand et en espagnol.
Elle travaille sur la physiologie de la main en collaboration avec le Docteur Charles Féré, médecin à Bicêtre. Ce travail en commun durera jusqu’à la mort de celui ci en 1907.
De nombreux ouvrages et cahiers de travail suivront. Marie Jaëll poursuit son oeuvre sans relâche jusqu’à sa mort, due à une grippe, le 4 février 1925.
Son œuvre est peu connue à l’époque, mais par la suite de grands musiciens vont s’inspirer de ses découvertes, entre autres, Albert Schweitzer, Dinu Lipatti, [acteur prenom= »Eduardo » nom= »del Pueyo »]…
Marie Jaëll ou la passion de l’art.
Un portrait se découvre par petites touches, tout d’abord la forme, le mouvement, le trait puis la couleur, pour en saisir finalement l’harmonie toute entière, le sens et l’émotion. Voyager à travers les multiples visages qui façonnent un personnage, c’est partir à la découverte de ses racines, de son pays, de sa terre à travers ses écrits, son œuvre.
De Marie Jaëll, il nous reste de nombreux écrits : une méthode de piano, une correspondance abondante, des œuvres musicales…. un journal, des pages couvertes de son écriture massive, sculptée sur le papier avec vigueur et des cahiers de travail consignant au jour le jour ses recherches et ses découvertes.
Marie Jaëll laisse à travers ses livres une œuvre immense, variée, à l’écriture tour à tour scientifique, poétique, philosophique et même mystique, étonnamment vivante et forte, à l’image de ce personnage hors du commun.
Mais au-delà des mots et des notes écrites que retiendrons-nous vraiment de cette artiste multiple ?
Un portrait ne livre de lui que ce que nous voulons bien en saisir.
Libre à nous d’en rester aux traits, aux formes, ou bien de tenter d’en pénétrer l’âme, le mystère.
Libre à nous de nous laisser toucher ou non par ce qui a, un jour, animé ce regard !
Marie Jaëll vit une époque en pleine évolution, la fin du XIXe siècle, emplie d’idées nouvelles, mais encore très imprégnée de ses racines. Riche d’un romantisme vivant, surtout en littérature et poésie, ce siècle est déjà à la recherche d’un nouveau mode d’expression. La peinture s’émancipe et s’ouvre vers un monde plus impressionniste, les artistes explorent, élargissent leurs techniques, les toiles étonnent. Sur le plan musical, l’harmonie devient soudain plus audacieuse. On assiste à l’envol de la musique française, innovant dans les timbres, les rythmes, et les combinaisons harmoniques plus hardies.
Nous sommes encore en plein romantisme, mais le XXe siècle n’est pas si loin, et les idées circulent, bousculent, incitent déjà à l’innovation, à la recherche, tant sur le plan artistique que scientifique. C’est aussi le début de l’exploration de l’inconscient et des premiers pas de la psychologie moderne, qui vont influencer la pédagogie et changer la vision de l’homme.
Profondément marquée par son époque, Marie Jaëll sera véritablement romantique dans son âme d’artiste, de compositeur, et étonnement pionnière, scientifique même, dans ses recherches sur l’esthétique musicale.
La vie politique n’est pas calme en cette fin de siècle. La guerre de 1870 déchire, entre autres, l’Alsace, et Marie Jaëll très attachée à sa terre, à ses racines, vit cette défaite comme un véritable drame, sa correspondance en témoigne longuement, et le retour de l’Alsace à la France sera accueilli par elle avec un enthousiasme débordant :
Les drapeaux sont aux fenêtres, les cloches viennent de sonner… Mon bonheur prend toutes les forces de mon être et je me sens vivre éperdument.
Les personnages ayant connu, côtoyé Marie Jaëll sont nombreux et en tout premier lieu citons Alfred Jaëll, illustre pianiste italien, virtuose applaudi dans toute l’Europe. Grâce à lui, Marie, devenue sa femme en 1866 associe sa vie à celui qui la projette dans le monde musical de l’époque.
Ensemble ils parcourent l’Europe de concerts en concerts.
Alfred Jaëll est lié avec tous les grands maîtres : Brahms, Liszt, Rubinstein et bien d’autres.
Une grande amitié va lier pour toujours les deux artistes, Franz Liszt et Marie Jaëll, aussi passionnés l’un que l’autre par le sens profond de l’art et de la musique. Au contact de Liszt, Marie Jaëll trouve matière à approfondir ses réflexions sur les problèmes de l’art musical. C’est en observant longuement son jeu, qu’elle oriente par la suite ses recherches sur l’esthétique musicale et la pédagogie.
Un autre grand musicien côtoie Marie, Camille Saint Saëns, son professeur, puis admirateur, puis ami. Il dira d’elle : Ses premiers essais ont été tumultueux, excessifs : quelque chose comme l’éruption d’un torrent dévastateur. Mais depuis, le calme s’est fait dans cette nature trop bien douée : elle se perfectionne chaque jour dans son art, elle ne quitte pas de l’œil son but, elle y arrivera
.
Lorsqu’elle est la première pianiste au monde à interpréter l’œuvre intégrale de Liszt, il déclare : Il n’y a qu’une seule personne qui sache jouer Liszt, c’est Marie Jaëll
.
Parmi les admirateurs de Marie Jaëll, citons encore Catherine Pozzi, écrivain et poète, femme d’Édouard Bourdet, amie de Paul Valéry, évoluant dans le “ Tout Paris ” de la fin du siècle dernier. Sa rencontre avec Marie Jaëll est très importante pour elle et de nombreuses pages en témoignent.
Aucune figure humaine n’est aussi fascinante […] je crois que le sentiment dominant qui en émane est la grandeur…
, écrit-elle dans son journal, édité en 1987.
Et Paul Valéry parlera d’elle comme d’un esprit étrange et profond, ajoutant que rien de ce qu’écrivait Madame Jaëll n’était indifférent.
Dans un tout autre domaine, Marie Jaëll rencontre des personnalités du monde scientifique, surtout dans la deuxième partie de sa vie. Charles Féré, éminent médecin à Bicêtre l’aide dans ses recherches, sur la connaissance de la main et de la physiologie, et lui apporte le contrôle de son savoir et ses méthodes d’expérimentation scientifique. Lorsque Marie, à la mort de son époux, se consacre à ses recherches sur l’art du toucher, afin de permettre à chacun, comme elle le dit elle-même, de réaliser la beauté avec le piano, elle trouve en Charles Féré l’appui souverain d’un ami et la collaboration précieuse d’un chercheur passionné lui aussi par la Main, le Toucher et l’intelligence de l’homme.
Bien d’autres personnes ont gravité autour de Marie. Ces noms nous sont pour la plupart familiers et évocateurs, mais que reste-t-il de Marie Jaëll maintenant ?
Quand plus personne ne peut témoigner d’une image vivante, restent les écrits.
Qui était donc Marie Jaëll ?
Une artiste, certes, entièrement dévouée au service de son art, une artiste multiple, interprète de génie, compositeur original, une pédagogue révolutionnaire, mais bien plus :
un esprit créateur qui a cherché les liens qui pouvaient unir l’homme aux mystères de l’art. Elle écrit dans son journal : Pourquoi les idées philosophiques me poursuivent-elles partout ? Elles se reflètent dans tout ce que je fais. Etre simplement artiste, je ne le puis même pas. Mon art lui-même ne me semble qu’un symbole éternel de l’infini dans lequel nous plongeons nos regards aveugles.
Les diverses étapes de sa vie et ses intérêts successifs l’ont amenée à se plonger dans des domaines passionnants que son esprit curieux a voulu approfondir et unir à son art : la musique. De là, la richesse de cette œuvre qui est le résultat d’une longue vie de travail, de réflexion, de rencontre avec des grands esprits.
S’il me fallait trouver un mot qui caractérise le mieux Marie Jaëll, je dirais la passion.
Passion de son art en tout premier lieu : Ce n’est pas de l’amour, c’est de la frénésie que j’ai pour mon art… Cette passion renverse tous les obstacles.
Elle est si passionnée par l’art qu’elle voudra le comprendre, et rien n’arrêtera son caractère de feu. Ce qu’elle ressent instinctivement, ce qu’elle pressent avec une vive intuition, elle désire le mettre à la lumière du jour.
Il me faut dépasser le stade de l’instinct et aboutir à la connaissance
, dit-elle.
Sculpture, peinture, musique sont réunies par un même principe vital qui, lui-même, est identifié avec un perfectionnement de nos sens et par conséquent de notre intelligence. Comment la beauté de l’art pourrait être définie expérimentalement…
Telle est la donnée qui pourrait servir de base à ce que j’aurais à dire ; il s’y joindrait tout naturellement une conception neuve de l’éducation artistique transformée en éducation scientifique. C’est effrayant ce qu’il y a à faire dans cette voie là pour le développement de l’humanité civilisée.
Cahier de travail nº 1 (1904)
Son but, son désir, est de chercher à dégager la conscience de l’interprète, de percevoir ce lien qui unit la cause à l’effet, la pensée musicale de la sensibilité tactile, le cerveau et la main.. Tout ce qui reste inconscient est imperfectible.
À la suite de recherches approfondies sur ces liens qui unissent le pianiste à son instrument, Marie Jaëll définit une méthode, appelée méthode du Toucher, basée sur la connaissance de la physiologie et le développement de la sensibilité tactile.
Savoir exprimer et retrouver le langage musical d’une œuvre, revient à savoir relier les sons d’un groupe entre eux, donc revient à savoir comment sentir et préparer sa main pour exprimer ce langage des sons.
J’ai été ces jours-ci frappée par l’importance fausse qu’on donne aux mots dans l’éducation. Dans l’enseignement du piano, une distance énorme sépare les paroles entendues et la soi-disant compréhension intellectuelle qui en résulte, des sensations corrélatives aux paroles qu’éprouve, ou que devrait éprouver celui dont les paroles émanent. Ce n’est que par les sensations et non par les paroles que l’éducation doit se faire.
Il faut provoquer chez l’élève les sensations qui justifient les paroles dites, elles seules lui servent de guide dans les progrès à acquérir. Chaque progrès est la conséquence d’une opération interne qui s’est accomplie… les paroles sont le résultat d’une opération interne qui s’est accomplie dans autrui.
Cahier de travail nº 1
Mais cette prise de conscience des liens sensoriels qui unissent le pianiste à son instrument trouve une résonnance plus profonde en nous : une prise de conscience totale de ce que nous sommes et de ce que nous pourrions être.
Marie Jaëll touche ici au problème complexe de la nature humaine, et franchit les barrières de la psychologie de l’homme.
C’est en nous que se situent nos richesses, nos possibilités, nos limites. Il faut ouvrir les yeux sur soi, se connaître, ne pas craindre de révéler ce que nous sommes.
Nous ne descendons jamais assez bas pour voir ce que nous sommes, nous ne montons jamais assez haut pour voir ce que nous devrions être… si l’on veut vivre, il faut naître de soi-même.
, écrit-elle dans son journal .
Tel le phénix qui renaît de ses propres cendres et s’envole vers de plus hauts sommets, nous pouvons nous envoler, nous dépasser, après avoir reconnu nos imperfections et accepté de les réduire en cendres, pour renaître.
Explorer l’inconscient dans le sous-sol de l’esprit avec des méthodes spécialement appropriées, telle sera la tâche principale du siècle qui s’ouvre.
, a dit Bergson. Et telle est la tâche qu’a poursuivie Marie Jaëll : libérer nos ressources, les dégager de l’ombre, pour les mettre au service de l’expression musicale.
La passion de comprendre l’Art passe par une autre passion : la science.
La science devient l’alliée de Marie Jaëll, et l’étude de la géométrie, de la physique, de la physiologie, l’aide à définir un enseignement judicieux, qui révèle au musicien les lois secrètes de l’esthétique.
La technique et l’art sont intimement liés.
Mais la compréhension, la connaissance de l’œuvre d’art ne percent pas son mystère, tout au plus peuvent-elles la cerner avec précision et fixer la limite où elle commence.
Mais c’est dans le silence intérieur que l’on en perçoit l’éclat et la fascination, et que l’on accepte le don de l’émotion.
Mon esprit subjugue mes forces corporelles qui tout entières deviennent résonnance… résonnance d’idéale beauté, apparaissant comme la délivrance de notre être, qui non seulement aspire à la beauté, mais qui peut l’atteindre dans sa plénitude suprême…
Cette transformation des rapports de l’homme avec l’art, de l’interprète avec l’expression du langage musical, commence par la perception que nous avons de notre corps, et même tout simplement, de notre main.
Dégager la conscience de la main, c’est en percevoir le mouvement ou l’immobilité, sentir les doigts qui en font partie comme autant d’éléments indépendants, développer sa sensibilité tactile que bien souvent nous ignorons.
Une main sensibilisée, consciente, maintenue ouverte et immobile dans l’espace, vibre au contact de cet espace et prend conscience de son rapport avec lui.
La voie inexplorée sur laquelle Marie Jaëll se lance avec une passion frémissante, nous laisse entrevoir et percevoir toute une philosophie de vie.
Quelle est donc l’aspiration de cette petite Alsacienne, qu’une vocation irrésistible entraîne dès l’enfance vers l’art, et qui, après avoir connu tous les triomphes, se retire du monde, menant une vie solitaire et presque obscure, pour se vouer entièrement aux recherches qui la passionnent ?
Une lettre, adressée en 1913 à son élève et amie Catherine Pozzi, nous en livre le secret : Tout enfant, j’ai lu avec grand respect, comme si je les comprenais : Shakespeare, Homère, le Dante. Une impression très particulière m’est restée : en voyant la rose mystique que, sur une gravure, le Dante tenait en main, je me disais : “ à sa place je tiendrais la rose à rebours, pour regarder la racine ”.
Cette image qu’elle exprime encore enfant, est le reflet de sa véritable préoccupation en matière de recherche musicale, et inspire toute son œuvre.
Ne pas se contenter d’admirer la fleur, mais observer la racine qui l’a fait croître et s’épanouir.
Marie Jaëll poursuivra cette recherche jusqu’à sa mort, en 1925.